jeudi 14 janvier 2010

La Musique Sacrée


Orphée

Il y a deux sortes de musique : musique profane et musique sacrée; la musique sacrée touche au divin, à l’invisible, à l’inconnu, à l’au delà et aux mondes parallèles ; elle tente de donner des réponses à cette éternelle question: d’où venons nous, où allons nous? Elle nous mène de l’ombre à la lumière, des ténèbres au grand jour, elle fait pressentir la grande métamorphose; elle parle de la mort, suggère la renaissance, s’exprime par symboles …..et transmet essentiellement des émotions…
Pour aborder ce sujet, limitons nous à l’Europe occidentale et, dans le temps, au début du 15ème siècle, laissant de côté le chant grégorien et aussi toute la période moyenâgeuse avec ses chansons de gestes qui ont permis aux troubadours de créer une conception occidentale de l'amour restée valable jusqu'à nos jours. L'imaginaire de cet amour est fondé sur la structure politique de la féodalité. C’est un amour à la fois sublimé et courtois, qui s'adresse à une dame d'un rang supérieur, le plus souvent mariée, très belle et si vertueuse qu'elle en devient inaccessible. Le parallèle avec la Vierge est manifeste.

Pour faire simple, nous dirons qu’il y a 3 catégories, 3 genres différents de musique sacrée :
-les grands poèmes lyriques

Exemple: Orphée et Eurydice: le mythe d’Orphée, bravant les enfers armé seulement de sa lyre et de son chant, pour arracher au monde des morts son épouse Eurydice, est lié à la naissance de l’opéra dans le nord de l’Italie; de multiples versions verront le jour jusqu’aux cantates françaises du temps de Rameau, à l’opérette d’Offenbach et au ballet de Stravinsky; citons aussi bien sur, l’Orféo de Monteverdi, et l’Orphée de Gluck.
-les poèmes symphoniques
Exemple: La Dante symphonie, inspirée de la divine Comédie de Dante: Liszt écrit en 1856 ce poème en 3 mouvements: Inferno / purgatorio/ et curieusement, à la place du Paradis, il propose un magnificat avec cœur de femmes…on retrouve la même façon de composer en 1964 chez Messiaen, (j’attends la résurrection des Morts) avec un même mouvement de cuivres graves au départ (Ténèbres) et un grand choral final fortissimo, énorme, unanime et simple. (Lumière)
-la musique écrite pour créer des émotions dans les grandes cérémonies de l’église catholique romaine. Avec 6 genres différents: Cantates/Motets/Oratorios/Passions/ Requiems/ Stabat Mater

On peut aussi classer par périodes :
1410 /1475: Aube de la renaissance: musique liturgique anglaise avec John Dunstable et française avec Guillaume Dufay (ave maris stella) Le premier livre pour orgue est apparu en 1460
1475 / 1620: La renaissance, avec Josquin des Près, Willaert, puis les premières œuvres de Péri (Eurydice en 1600) et Monteverdi (Orféo en 1607)
1620/ 1760: le baroque avec Bach ,Haendel, Rameau, Vivaldi
1760 / 1810 Le Classique avec Beethoven, Gluck, Haydn, Mozart
1810/ 1900 Le Romantisme avec Brahms, Chopin, Liszt, Mendelssohn ,Schubert, Schuman
1900 à nos jours le Moderne…. Mais tout le monde sait que ce qui est moderne aujourd’hui sera peut être classique dans un siècle.

Après ces tentatives de classifications, rentrons dans le vif du sujet avec cette définition de Geminiani en 1751:
« L’intention de la musique sacrée n’est pas seulement de plaire à l’ouie, mais d’exprimer des sentiments, de frapper l’imagination, d’affecter l’esprit et de commander les passions.»
Ou cette autre de l’époque romantique: La musique devient une prière chantée, l'expression de la foi profonde des compositeurs pour lesquels l'éclairage du texte sacré devient le moment central de la composition.

A mon sens, il y a 2 façons de recevoir la musique sacrée:
- la première, en essayant de discerner ce qu’a voulu exprimer le compositeur, lorsque toutefois il a laissé un écrit, des explications: prenons par exemple le Cantique de Moise d’Étienne Moulinié (1599-1676):
Ci dessous une analyse de ce cantique basée sur les notes du compositeur :
(Il s’agit du récit de l'épisode du passage de la mer Rouge):"Après que tout le camp des enfants d'Israël fut sorti de la mer rouge qui s'était fendue pour leur donner passage, et que les Égyptiens qui les suivaient y furent noyés, Moïse chanta ce cantique pour rendre grâce à Dieu de la délivrance miraculeuse de son peuple."Dix-huit strophes formées chacune de six alexandrins se succèdent. Etienne Moulinié compose pour chaque strophe une musique propre pour un effectif variable, à deux, trois, quatre et cinq voix et exploite toutes les associations vocales possibles, alternance entre soliste et chœur, entre deux solistes et chœur. Le traitement du texte, particulièrement soigné, traduit musicalement le caractère poétique de cet épisode, dont la huitième strophe donne une illustration parfaite. Dans la structure, Etienne Moulinié montre toujours une même rigueur; le sizain se divise en deux sections égales: la première évoque la violence des flots, la force des vents empêchant toute traversée, la seconde l'accomplissement du miracle. La musique traduit l'agitation par des valeurs courtes, des entrées en imitation des différentes voix, entrées qui se font de plus en plus resserrées. Puis, un silence vient interrompre de façon brutale l'écriture où les mots s'étirent sur d'interminables valeurs, avec la présence de retards. Le temps semble alors s'immobiliser, soulignant la surprise et l'étonnement de tous devant les circonstances inexplicables et extraordinaires de ce prodige. Ainsi, le calme fait place à l'agitation. Etienne Moulinié fait un usage éloquent du figuralisme tout au long de ce Cantique de Moise. Il ajoute dans cette même strophe, la huitième, en effet dramatique, créant, par un silence également, une rupture dans le chant même. Le vers, subitement coupé, exprime l'apaisement des aquilons violents:
"Tu fendis de la mer les inconstantes plaintes,
On vit les aquilons retenir - silence - leurs baleines,
Et l'onde impétueuse interrompre son cours,
silence
Les abîmes profonds ouvrirent leurs entrailles,
Les flots où nous pensions devoir finir nos jours,
Firent autour de nous, deux liquides murailles."
Dans la strophe deuxième, le vers "Ses chars sont engloutis par les vagues profondes", chanté à la tierce entre la haute-contre et la basse-taille sur un motif descendant, illustre la disparition des chars engloutis par les flots.

Sans commentaire ; peut être les musiciens comprennent ils tous ces termes techniques. Pas moi ; je retiens simplement cette volonté de codage…
Nous retrouvons le même souci de codage musical dans la musique moderne :
Gérard Grisey explique les quatre chants pour franchir le seuil: « je les ai conçus comme une méditation musicale sur la mort en quatre volets: la mort de l’ange, la mort de la civilisation, la mort de la voix, et la mort de l’humanité. Ils sont séparés par de courts interludes, poussières sonores inconsistantes, destinés à maintenir un niveau de tension supérieur au silence poli qui règne dans une salle de concert entre la fin d’un mouvement et le début du suivant. Les textes choisis appartiennent à quatre civilisations (chrétienne, égyptienne, grecque et mésopotamienne) et ont en commun un discours fragmentaire sur l’inéluctable de la mort. J’ai choisi d’opposer à la légèreté de la voix du soprano, une masse grave, lourde, somptueuse et colorée».
De même Jonathan Harvey explique son «Death of light, light of Death», composé en 1998:
Il dit :
Premier tableau: Le hautbois figure la souffrance de Jésus crucifié; les sons ponctuels de la harpe évoquent les clous de la crucifixion. Le Cor anglais, associé aux cordes et à la harpe se partageant des figurations agitées et rythmées expriment la douleur de Marie Madeleine. Le troisième mouvement s’attache à Marie, mère de Jésus, pâle, épuisée; on entend un glas régulier, puis un mélange entre le hautbois et les harmoniques suraigus des cordes.Le quatrième mouvement est consacré à Jean, l’apôtre, …..Ainsi Harvey explique t’il sa musique…
- La deuxième façon d’écouter est de se laisser remplir par la musique et d’écouter ses émotions; alors votre imaginaire construira en fonction des données inconscientes enregistrées dans vos méninges; vous connaissez tous le requiem de Mozart; selon ces données, vous aurez 3 écoutes possibles:
o la première: je reçois la musique de Mozart sans à priori; je me laisse envahir et j’écoute ….
o la seconde: je connais l’histoire: il s’agit d’une commande du comte de Walsegg, pour une messe des morts en l’honneur de la comtesse disparue; commande prise pour Mozart par un cabinet d’avocats, pour un cachet appréciable, car anonymement et sous le sceau du secret: en effet le comte a un penchant douteux à se faire passer pour l’auteur de telles œuvres commandées. Mozart, couvert de dettes, a accepté la commande, perçu la moitié des honoraires, mais n’a pas le temps d’y travailler: il doit aller à Prague assister aux répétitions de son opéra: la clémence de Titus, écrit pour le couronnement de l’empereur, puis il rentre à Vienne pour la première de la flûte enchantée; il lui faut aussi achever le concerto pour clarinette K622 pour Anton Stadler; et Mozart ne commencera que début octobre, l’écriture du requiem K626; l’œuvre avance lentement car Mozart met aussi une dernière main à la petite cantate maçonnique K623….histoire d’une œuvre commandée….
o La troisième: Je connais le contexte: l’après midi du 4 décembre 1791, Wolfgang Amadeus Mozart répète son Requiem, son ultime commande: malade, il a réuni autour de son lit son beau frère, le violoniste Franz de Paula Hofer, le chanteur Emmanuel Schak, créateur de Tamino, et Franz Gerl, créateur de Sarastro; il chante avec eux quelques phrases de la messe des morts, notamment le lacrimosa dont 8 mesures seulement sont écrites et l’esquisse d’une fugue finale sur l’Amen; Mozart fond en larmes et repousse la partition inachevée; quelques heures plus tard, dans la nuit du 5 décembre, il meurt, âgé de 35 ans, laissant inachevée sa dernière composition. Accepter une commande et l’exécuter, sont deux choses différentes, surtout en cette dernière année, extrêmement productive, du compositeur; Mozart sait qu’il va mourir; il compose à la hâte, mais il compose pour lui….il vit sa propre mort en écrivant les notes…L’ébauche inachevée sera terminée grâce à Constance Mozart , qui veut faire exécuter la commande à titre posthume pour toucher la deuxième partie des honoraires et confiera le manuscrit et les notes de Mozart successivement à Joseph Eybler, élève de Mozart, puis à Stadler et Süssmayer, qui finiront le lacrimosa et ajouteront les mouvements manquant: Le Sanctus et l’Agnus Dei, à l’aide des notes de Mozart et en s’inspirant de la musique funèbre maçonnique K477 (C’est pratiquement un copié collé); le Requiem reste, malgré tous les ajouts et son état fragmentaire, l’ œuvre de Mozart. Dans les papiers de sa succession, on trouvera ces quelques lignes de Moise Mendelssohn, que Mozart avait lues et annotées: «La mort ne doit jamais être effrayante pour le véritable philosophe, mais toujours bienvenue car s’il veut atteindre le but ultime de son existence, il doit chercher à séparer l’âme du corps, et pour ainsi dire, la rassembler en lui-même. La mort est cette séparation, la libération ardemment souhaitée de la société du corps; quelle absurdité donc de trembler à son approche, de s’affliger! C’est bien plus confiants et joyeux que nous devons faire route vers la ou nous espérons embrasser notre amour, je veux dire, la sagesse.» Ceci dit, nul ne sait si Mozart est mort dans la sérénité ou dans l’effroi !

Mozart

Alors quelle conclusion? Mahler disait :
«Tout se trouve dans la partition – sauf l'essentiel».


Voici quelques mots, trouvés dans les notes de Mozart:
La vie et la mort. Le son et le silence. La vie du son et le silence de la mort. La musique comme rituel de passage entre la vie et la mort ; le temps musical, comme représentation d’un temps au delà du temps vécu. Extraordinaire vitalité de la musique face à l’image de la mort;
Domination du désespoir débouchant sur une force de vie, extraordinaire, espérance de l’homme nouveau! Le son, être vivant, phoenix qui s’élève, promesse de vie. Rituel musical, où l’évènement sonore change de couleur avec le temps et l’espace, le micro et le macro, l’ici et l’au-delà.

Orphée et Eurydice

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