Mais que fait donc le grand Horloger ?
À entendre la plupart des scientifiques, il n 'y aurait du Big bang à nos jours - qu'une série de hasards, de processus matériels, de complexifications, etc. Mais il faut quand même expliquer cela ! L'esprit humain capable de penser sa place dans le cosmos est-il simplement le produit d'une série de hasards ? La question théologique fondamentale ne serait-elle pas inscrite - c 'est peut-être une question provocatrice - au coeur même du réel ? N'est-on pas obligé, malgré tout, de se dire qu'il n'y a pas que des processus, de l'immanence, de la complexité, des hasards, des contingences, des chocs, des tourbillons, etc. ? Et s'il y avait un plan préalable finalisé à tout cela? C'est aussi la question du principe anthropique que posent certains physiciens .Oui, Brandon Carter et quelques autres ont formulé le principe anthropique . Il distingue même le principe anthropique dur et le principe anthropique mou. Ce qui est juste dans le principe anthropique mou, c' est que pour penser le cosmos, l'univers physique, il faut concevoir qu'il y avait dès le début la possibilité, aussi minime soit-elle, de la vie, de l'intelligence et de la conscience humaines. Je crois que c'est indubitable, mais c'est un raisonnement en boucle qui se ferme tout seul. À partir de là, on peut aller plus loin. On sait aujourd'hui que notre univers n'existerait pas si les grandes lois qui le régissent, disons les principes d'interaction - les interactions nucléaires fortes, les interactions nucléaires faibles, les forces électromagnétiques et les forces gravitationnelles -n'étaient pas réglées comme elles le sont. C'est quand même étonnant que tout cela fonctionne ainsi et qu'il y ait finalement un univers cohérent. Il y a évidemment beaucoup de désordre, mais qui contribue autant à l'organisation qu'à la désorganisation de notre univers. A cela on peut répondre -ce que font certains astrophysiciens - oui, mais il y a surtout d'innombrables univers qui n'ont pas pu aboutir, carde ce vide d'où nous sommes issus sortent des bulles qui n'aboutissent pas. Parmi elles cependant il y en a une qui à pu donner notre univers. Il est évident aussi que notre univers a quelque chose d'extraordinaire pour pouvoir présenter cette organisation en particules, noyaux, atomes, molécules, astres, c'est quelque chose de fabuleux.
Autrement dit, ce qui nous semblait normal auparavant - un univers construit par un Dieu-architecte - nous paraît aujourd'hui absolument incroyable Compte tenu de nos connaissances actuelles toutefois, on ne peut réhabiliter l'idée d'un Dieu planificateur. Il y a tout au plus un Dieu, ou un enfant disait Héraclite, qui joue aux dés. Il y a eu beaucoup de bifurcations dans cette histoire d'un Dieu qui joue aux dés. Et comme dans tous les jeux, il y a des règles et des aléas. Peut-être finalement que ce sont deux dieux qui jouent l'un contre l'autre aux échecs. On peut tout supposer. C'est cela à mon avis, le grand mystère de l'univers et de la réalité, qui est inconcevable. Je crois que tout cela démontre les limites extraordinaires de la rationalité humaine pour concevoir un réel qui la dépasse. Seulement cette rationalité humaine a la capacité de savoir que la réalité la dépasse. C'est quand même une vertu de l'esprit humain.
La mystique est peut-être une expérience de cet ordre - là?
La mystique est une expérience à la fois de perte et d'accomplissement de soi. Au fond, il y a deux états mystiques celui qui naît du vide, de la pacification, une sorte de mystique zen où l'on se perd et où l'on oublie son moi dans une sorte de plongée cosmique ; l'autre état mystique est, au contraire, celui de la surexcitation, de l'intensité, de la fusion presque érotique comme chez Thérèse d'Avila. Ces deux états mystiques sont très importants. L'extase par exemple est une chose fondamentale pour l'être humain et on peut y arriver par l'érotisme, la mystique, la transe musicale, etc.
Certains mystiques disent qu'ils éprouvent une sur-vie, une vie supérieure. C'est pour eux un état d'accès à une vie différente, une autre vie.
Oui, on peut penser cela, mais est-ce que le mot vie a alors le même sens ? Je ne sais pas. C'est un état limite de notre être auquel nous aspirons, mais je ne pense pas que, par-là même, cela nous révèle quelque chose.
Dans la première édition de L'Homme et la mort , l'amortalité est envisagée comme quelque chose de possible. Deux biologistes, Frédéric Revah et André Klarsfeld , reprennent aujourd'hui cette question.
Oui, d'ailleurs j'ai rencontré un collègue de Klarsfeld, Amelsen, qui m'a dit qu'effectivement j'avais bien vu à l'époque dans ma première version que j'ai ensuite contestée ...
Comment un esprit fini, limité comme le nôtre, peut-il avoir une conception de l'infini? Question déjà posée par Descartes ou Emmanuel Lévinas. Peut-on dire que c 'est simplement l'angoisse de la mort qui donne l'idée d'une transcendance, d'un au-delà ou d'une survie ? Et si c'était une réminiscence au sens où l'entend Platon ? Peut-on simplement dire, en risquant le réductionnisme psychologique, que l'idée d'une amortalité, d'une immortalité ou d'une survie n 'est qu 'une projection de l'angoisse?
Je crois que cette métaphysique d'une vie au-delà de nos vies ne vient pas seulement de la mort, elle vient aussi du mystère de l'existence. Méditer sur l'existence donne, par opposition à l'idée de finitude, la presque idée de l'infini. Mais nous supportons mal cette idée de finitude. C'est elle pourtant qu'il faudrait finalement supporter.
Entretiens avec
Edgar Morin, Sociologue - Directeur de Recherche au CNRS.
Edgar Morin, Sociologue - Directeur de Recherche au CNRS.
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