jeudi 25 mars 2010

Le Grand Architecte

Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien; et quiconque cesse d’être méchant peut-il être à jamais misérable? Voilà ce que j’ai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-dessus. O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les adore; si tu punis les méchants, j’anéantis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent s’éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend tous également un jour, je t’en loue. Le méchant n’est-il pas mon frère? Combien de fois j’ai été tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui l’accompagne; qu’il soit heureux ainsi que moi: loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter au mien.
C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et l’étudiant par ceux de ses attributs qu’il m’importait de connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés l’idée, d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. A mesure que j’approche en esprit de l’éternelle lumière, son éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit le monde n’est plus le monde même: j’élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c’est elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante et active qui régit les corps animés; quand j’entends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne contre cet avilissement de l’essence divine; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature; comme si Dieu n’était pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, l’activité, la volonté, la liberté, l’être! Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. S’il a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de création me confond et passe ma portée: je la crois autant que je la puis concevoir; mais je sais qu’il a formé l’univers et tout ce qui existe, qu’il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser l’idée de l’éternité? Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c’est qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il serait même au-delà, si tout devait finir un jour. Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur et incompréhensible; mais que l’être et le néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre, c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.

Profession de foi du vicaire Savoyard (l’Emile, ou de l’éducation, livre IV)
Jean-Jacques Rousseau

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